GRIS

Nomada Studio & Devolver Digital, 2018

Analyse réalisée et rédigée par Zoé Lhomme Eap

GRIS est un jeu vidéo distribué en 2018 atteignant aujourd’hui le million de ventes. Développé par Nomada Studio et édité par Devolver Digital, la musique fut composée par Berlinist. Nous nous retrouvons plongés dans un univers baigné d’une atmosphère poétique et d’un visuel des plus délicats. Dès les premiers instants l’héroïne Gris perd sa voix tandis que le monde autour d’elle s’effondre et perd sa couleur. Ce jeu nous transporte dans les méandres de l’esprit, nous verrons dans l’analyse suivante par quels moyens GRIS relate une lutte face à sa propre dépression et comment cette allégorie est elle renforcée par le lien entre la ruine et le Sublime.

I – Allégorie à la dépression

Tout commence par une vision paisible de Gris, chantant en cœur avec la statue qui lui sert de réceptacle (images 1,2).

Très vite celle-ci se brise et Gris perd sa voix. La pierre se dérobe sous ses pieds et elle tombe pendant un long moment. Peu à peu les couleurs s’effacent, et Gris se retrouve au beau milieu d’un monde délavé dépourvu de musique (images 3-6).

Nous noterons qu’au niveau du gameplay de départ, la seule action possible à part marcher est de tomber au sol ; aussi, l’action de se relever est comparativement longue (image 7). Ce n’est que lorsque l’héroïne tombe une dernière fois et se relève, déterminée, que la musique se lance (image 8). Cependant seule la désolation est présente autour d’elle et quelques nuances de gris viennent remplir l’espace environnant.

Après cette première phase de jeu qui n’aura duré que quelques minutes nous pouvons déjà établir que Gris subit un état de mal-être profond et que le monde qu’elle explore n’est autre qu’une intériorisation onirique. À noter que la dimension de rêve comporte la difficulté d’accéder à une juste interprétation ; c’est pourquoi je pense que chacun vivra une expérience unique et différente en jouant à GRIS de par ce qu’il a vécu au cours de sa vie et de sa propre sensibilité. Par ailleurs, nous remarquons cet état de mal-être notamment lorsque l’héroïne perd sa voix, il s’agit d’un évènement marquant l’effondrement entier de son univers. Lorsque nous entrons dans un état d’anxiété intense le sentiment d’avoir la gorge serrée ou qu’aucun mot ne franchira la barrière des lèvres est souvent présent. Pourtant le besoin de s’exprimer, par la parole ou même par un simple cri se fait ressentir. Gris vit ce paradoxe et pour retrouver entièrement sa voix elle devra trouver dans les méandres de son esprit les quelques points de lumière restants pour ainsi raviver la couleur de son être.

La première couleur à apparaître de nouveau à travers le corps de Gris est le rouge, rappelons que rouge est considéré comme le symbole fondamental du principe de la vie (images 9, 10).

Le rouge est aussi associé à la souffrance et au danger, après avoir rétabli cette couleur Gris affrontera un oiseau l’empêchant d’avancer dans sa guérison. Là encore nous retrouvons une métaphore de la lutte que Gris entreprend afin de vaincre ses angoisses. Elle doit réunir les 4 couleurs de son monde intérieur : le rouge pour la vie, le vert pour la végétation, le bleu pour l’eau et le ciel puis le jaune notamment pour la lumière et la lune. Notons que l’addition de ces couleurs résulte à la couleur grise.

À plusieurs reprises Gris se retrouve face à des statues de femmes fragmentées en pleine lamentation, le visage enfoui dans leurs mains (image 11). À mon sens elles représentent figurativement Gris dans différents états et stades de souffrance. Cacher son regard jusqu’à dissimuler tout son visage, c’est se protéger du regard oppressant des autres et du monde lui-même, qui dans ces moments de vide nous paraît hostile et pesant. La statue brisée du début ne possède même plus la partie supérieure de son visage, elle n’a donc plus de regard, considéré comme le reflet de l’âme. Ce n’est plus qu’une coquille vide (image 12).

Au cours de son épopée et comme mentionné précédemment, Gris se retrouve confrontée à un oiseau noir ; le noir considéré comme contre-couleur absolue associée aux ténèbres primordiales. Lors de son apparition il se matérialise à partir de petits fragments noirs virevoltant, présents tout le long du jeu. Sa transformation en oiseau se fait par volutes d’une texture plus ou moins liquide, plongeant pour nous engloutir (images 13, 14).

Regardons de plus près l’image 15, il va même jusqu’à cacher le minuscule soleil présent dans l’horizon, seule source de chaleur et de lumière perceptible. Puis, pour anéantir Gris il se met à crier telle notre voix intérieure, face à qui nous nous heurtons dans nos angoisses. C’est celle qui nous blesse et qui nous tire vers le bas constamment, la petite voix qui inlassablement nous répète à quel point nous sommes insignifiants (image 16). À mon sens cet oiseau est la représentation métaphorique des angoisses de Gris qui la garde enchaînée à son stade de mal-être. Il la chasse tout le long du jeu, instaurant un climat oppressant constant car nous ne savons pas quand il apparaîtra.

Plus le jeu avance, plus Gris s’approprie son environnement, elle acquiert le double-saut par exemple. Ses mouvements se font plus fluides et elle se lie d’amitié avec quelques êtres qu’elle rencontre au cours de sa quête intérieure. Elle possède aussi un point d’encrage dans cet univers, un bâtiment en ruines ayant pour centre un arbre, métaphore de l’arbre de la vie. Cet endroit est relié aux quatre coins du monde auxquels elle peut accéder (image 17). Pour ma part je le considère comme le cœur de l’esprit de Gris. De plus, le bâtiment se reconstruit au fur et à mesure que Gris recolore le monde. Par ailleurs, les éclats de lumière parsemés dans l’espace qu’elle retrouve peu à peu rejoignent les cieux pour composer une constellation au-dessus de ce lieu-dit. Cette constellation lui est primordiale car elle lui permettra à la fin du jeu d’accéder à la résolution de son aventure, nous y reviendrons un peu plus tard (image 18).

Lorsque le monde retrouve toutes ses couleurs et que Gris s’apprête à marcher sur les constellations, l’angoisse autrefois personnifiée par l’oiseau fait de nouveau son apparition, cette fois plus forte et plus dense. Elle se matérialise sous la forme de Gris comme pour la tromper. Tel un miroir, cette peur grandissante incite Gris à la rejoindre ; car oui, même si Gris réussit a remonter la pente de sa dépression, sa rechute est possible car le doute reste présent (images 19, 20). La peur détruit de nouveau tout ce qui l’entoure, le monde redevient gris et triste. Gris tombe, les ténèbres la faisant plonger une nouvelle fois (image 21).

Nous ne sommes jamais à l’abri de l’anxiété et de son cycle infernal. Cependant lorsque Gris se retrouve sous l’eau, submergée par ses sentiments et au plus bas de son état psychique, elle remonte à la surface. Elle se bat contre cette angoisse qui essaie de la faire couler coûte que coûte. À mon sens, elle puise certainement cette force dans ses accomplissements passés ; la recouvrance des couleurs mais aussi la reconstruction des fragments de lumière en constellation. Ces deux aspects, lui ont permis d’établir une base solide pour son esprit afin de vaincre son mal-être.

Dans l’eau sombre, nous apercevons la partie supérieure manquante du visage de la statue principale (image 22). Gris se retrouve finalement auprès des fragments inertes restants de la statue en-dehors de l’eau. Elle se met à chanter, permettant à la statue de se reconstruire doucement (images 23, 24).

Elle a donc recouvert entièrement sa voix suite à la victoire contre sa peur. Mais celle-ci ne s’avoue pas vaincue pour autant, tandis que la statue originelle se reconstruit petit à petit grâce au lien que produit la voix de Gris, la peur engloutit rapidement tout l’univers jusqu’à noyer le visage de l’héroïne (images 25-28).

Elle sillonne la statue, voulant stopper le processus de renouement des deux entités (Gris et la statue), mais celle-ci est anéantie lorsque la statue répond enfin à l’appel de Gris. Les ténèbres sont balayées du monde tandis que la femme de pierre ouvre finalement les yeux, continuant de chanter en harmonie avec Gris (image 29). Cette harmonie est importante car elle marque le point de liaison entre les deux êtres qui fut brisé au tout début du jeu, à cause de leurs propres angoisses. La plénitude s’installe de nouveau dans l’esprit de ceux-ci qui au final ne font qu’un (image 30).

Ce voyage allégorique se clôt par le biais de la scène des constellations. En effet, Gris après avoir quitté sa moitié (image 31), entreprend sa dernière marche à travers les constellations. Elle disparaît peu à peu dans les cieux. (images 32, 33) Je considère ce dernier acte comme l’élévation de l’âme de ces deux êtres confondus.

II – Le Sublime instauré par la Ruine

Une terre de désolation jonchée de ruines, sublimée par la beauté époustouflante de l’univers. Si beau mais à la fois si triste. Voilà comment je qualifierai ce que j’ai ressenti lorsque pour la première fois j’ai joué à GRIS. D’abord émerveillée par la qualité graphique des décors et de l’animation, je me suis laissée ensuite transporter dans cette atmosphère mélancolique bercée par quelques mélodies prodigieuses. Le choix de la composition de chaque panel, de chaque changement d’environnement, tout concorde délicatement. J’éprouve une telle admiration face au visuel délivré par le jeu que j’en oublierais presque la dimension du gouffre émotionnel présent en parallèle. Mais l’un ne va pas sans l’autre. La beauté du paysage ne serait pas aussi prenante, aussi envoûtante, sans cette vague de tristesse notamment insufflée par la déchéance alentour. En effet nous voyageons à travers des paysages en ruines tout le long du jeu : des temples détruits, des tours et des ponts effondrés, des roches fragmentées flottant dans l’air etc (images 34, 35).

GRIS est un jeu dirigiste, pleinement orienté sur la découverte de la trame narrative ; le jeu est pensé comme un lieu, un espace qui conte un récit. La ruine est donc directement liée à la narration environnementale. Elle témoigne d’une civilisation déchue et d’un temps révolu. La ruine instaure une expérience affective envers le joueur, d’où mon sentiment de mélancolie et de nostalgie. Lorsque Gris évolue dans cet espace elle rencontre à plusieurs reprises des statues de femmes qui souffrent. Celles-ci semblent représenter la personne qu’elle fut autrefois, époque révolue car ayant perdu sa voix, son lien avec la statue initiale a été rompu (image 36).

Cette rupture entraîna alors la destruction de ce monde. Nous en sommes témoins car les architectures présentes illustrent l’histoire-même. Enfin, c’est le lien que j’en fais. Face à moi se dressent des ruines, et celles-ci activent mon imagination ainsi que ce besoin d’expliquer leur justification.

Traditionnellement dans l’Antiquité, les paysages qui ont subi une fragmentation et qui ne sont plus que des décombres traduisent un ordre révolu par la punition, parfois qualifiée de « divine » comme nous pouvons le voir dans le jeu Bioshock développé par 2K Games (image 37). La ville s’effondre d’elle-même à cause de la déchéance morale de ses citoyens. Le récit se fait allégorie morale et rejoint le mythe d’Icare où l’idée d’effondrement est lié à l’échec moral. Nous retrouvons cette idée dans GRIS, l’héroïne « perd » face à ses peurs et son monde en subit les conséquences. Catastrophe et désastre en sont les mots clés. Cependant la destruction de son monde insuffle un renouveau dont nous en sommes les spectateurs (et acteurs) (image 38).

De par son gameplay lent et contemplatif, GRIS nous amène à apprécier ses paysages mélancoliques. Lorsque les cinématiques reprennent la direction, ou parfois même de notre propre volonté, nous nous arrêtons pour observer et méditer devant cette grandeur disparue. Comme dans le jeu vidéo Journey développé par thatgamecompagny (image 39), GRIS est une métaphore du cycle de la vie, celui d’un périple existentiel que vit notre héroïne. Très souvent l’échelle du paysage est modulée pour que Gris apparaisse minuscule à l’écran face à l’immensité des ruines environnantes. Cela dépeint un sentiment de solitude et de vide face à l’immensité du paysage. Nous sommes en effet confrontés à l’étendue de celui-ci, où il paraît indomptable et où la grandeur des ruines est démesurée (images 40, 41).

Ces paysages dégagent une impression de délicatesse visuelle mais aussi de force gigantesque. C’est là qu’entre en jeu la notion de Sublime car il relève de l’émotion esthétique mais aussi de la peur. Le sublime est un type de plaisir paradoxal. Il est lié à la confrontation entre imagination et raison face à des objets qui peuvent faire naître en nous un sentiment d’impuissance. Pourtant nous en tirons un certain plaisir car nous prenons pleinement conscience de notre liberté. Le Sublime est théorisé pour la première fois par Burke. Pour lui cela renvoie à l’idée du vaste, d’une dimension physique gigantesque et parallèlement un état de contemplation esthétique extrême. Vers la fin du jeu, Gris traverse des ruines envahies par la végétation, ces ruines sont toutes particulières car elles fonctionnent en miroir avec une différence de gravité entre elles. Notre héroïne se retrouve à l’inverse de toute logique (image 42).

Époustouflant, Gris paraît si petite, si vulnérable face à ces ruines gigantesques. De plus tout est à l’envers, la peur du vide est clairement présente. Ce panel nous évoque une sorte de répulsion apeurée mais il nous captive esthétiquement parlant. À mon sens c’est de cette façon que s’exprime le Sublime à travers GRIS.

La tension dramatique, présente tout le long du jeu et causée par l’enjeu émotionnel de la quête qu’entreprend Gris, est radicalement renforcée par l’environnement déstructuré des ruines. Cet aspect du Sublime permet de vivre une expérience plus profonde du jeu, celle-ci nous marque encore plus. Nous pouvons aisément comparer l’esthétisme du jeu GRIS au mouvement artistique romantique. Dans l’idée où le romantisme connaît un renouveau d’intérêt pour la ruine comme nous pouvons l’observer à travers l’œuvre de John Martin intitulée Le Grand Jour de Sa Colère où la notion de péché et de punition divine sont moteurs du tableau (image 43).

Aussi le romantisme s’attarde sur les sentiments comme la mélancolie. Aspect que nous observons dans l’œuvre Le Voyageur contemplant une mer de nuages de David Friedrich, les dimensions oniriques et poétiques sont présentes. Tout comme dans GRIS le personnage du tableau est face à une mer de ses pensées (image 44).

GRIS peut être considéré comme une introspection sur soi-même. À travers son gameplay et sa dimension narrative, chacun pourra y voir différents messages que ce soit le deuil, la reconstruction de soi, le combat incessant contre l’anxiété, etc. Si notre héroïne perd sa voix au début du jeu, à la fin de l’histoire c’est le joueur qui ne trouve plus les mots.

Bibliographie

Ouvrages :

BURKE, Edmund, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, Paris, J. Vrin, Sciences de l’homme, 1973

CHEVALIER Jean, GHEERBRANT Alain, Dictionnaire des symboles: mythes, rêves, coutumes, gestes, figures, couleurs, nombres, Robert Laffont, 1997.

FEAVER, William, The art of John Martin, Oxford, Clarendon Press, 1975.

Webographie

GameCentral, GRIS review – sad beauty

[https://metro.co.uk/2018/12/17/gris-review-sad-beauty-8255416/]

Kyle LeClair, Review : GRIS

[https://hardcoregamer.com/2018/12/13/review-gris/320275/]

MKIceAndFire, GRIS Gameplay Walkthrough

[https://www.youtube.com/watch?v=z8k_ximc8Og]

Nomada studio

[https://nomada.studio/]

Pargonis, GRIS

[https://jeu.video/jeu-de-plates-formes/gris/jeu-met-vos-emotions-couleurs]

Tate, The Art of the Sublime : The Great Day of His Wrath,

[https://www.tate.org.uk/art/research-publications/the-sublime/john-martin-the-great-day-of-his-wrath-r1105619]

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